Un chef d'oeuvre de Milan Kundera.
En toile de fond la Seconde Guerre mondiale et ses tragiques conséquences pour la République tchèque.
En toile de forme, l'histoire de la croisée des vies de Tereza et Thomas, Sabina et Franz, sans oublier le chien Karénine, héros éponyme de la dernière partie dont le nom a été choisi en hommage à l'incroyable Anna de Léon Tolstoï.
Milan Kundera commence son roman par la théorie de Nietzsche selon laquelle l'univers serait divisé en couples de contraires. Par exemple, la lumière et l'obscurité, le fin et l'épais ou encore le chaud et le froid.
A partir de ce postulat reprend l'auteur en paraphrasant Nietzsche, on pourrait diviser l'univers en pôles négatifs et positifs. Dans les exemples précités, la lumière, le fin et le chaud seraient des pôles positifs et leurs contraires seraient négatifs.
Reste toutefois une exception : lequel de la pesanteur ou de la légèreté est positif ?
C'est à partir de cette question philosophique que l'auteur déroule son roman et l'histoire de ses personnages. Et plus le lecteur tourne les pages, plus il a du mal à répondre à la question posée. Car leur fardeau est réel, on le ressent. Il est lourd !
Du coup, nous serions tentés de dire que la pesanteur est négative tandis que la légèreté est positive... Mais rapidement, Kundera nous fait changer d'avis.
Avec le kitsch, c'est subitement la légèreté qui devient insoutenable.
"Le kitsch, (nous dit Kundera) par essence, est la négation absolue de la merde ; au sens littéral comme au sens figuré : le kitsch exclut de son champ de vision tout ce que l'existence humaine a d'essentiellement inacceptable."
J'ai été frappée par cette anecdote sur le fils de Staline : Iakov Djougachvili.
Pour étayer son propos sur la légèreté et probablement pour se moquer du fils de celui qui a traumatisé le peuple tchèque, Kundera raconte comment il est mort.
Suite à une dispute avec ses codétenus anglais qui l'accusaient de laisser en permanence les latrines "souillées de merde", il finit par demander audience au commandant du camp afin qu'il arbitre le différend. "Mais l'Allemand était trop imbu de son importance pour discuter de merde."
Le fils de Staline, ne pouvant tolérer cet affront, s'élança alors vers les barbelés à haute tension et mourut.
A la manière des autres histoires racontées par l'auteur, le lecteur a un sentiment de vérité vraie en lisant cette anecdote. Et pourtant, j'ai eu beau chercher, il n'a jamais été question de latrines dans l'histoire de la mort de Iakov. Seuls les barbelés ont un fondement de vérité.
Malgré tout, l'auteur n'a pas peur de dire aux lecteurs, avec beaucoup de sérieux : "(...) la mort du fils de Staline a été la seule mort métaphysique au milieu de l'universelle idiotie de la guerre."
Nous savons que Staline détestait ce fils ainé qu'il trouvait mou et sans intérêt.
Est-ce une ironique vengeance de Kundera que de le mettre sur un piédestal au détour d'une histoire de latrines souillées ?
Malgré les 400 pages pour y arriver, la dernière partie du livre, Le sourire de Karénine, est là en un instant. A peine le lecteur a t'il le temps de comprendre que tous les protagonistes humains du livre sont éphémères, que le voilà déjà plongé au coeur de l'histoire du dernier personnage, qu'il a vu tout au long du livre, sans jamais vraiment en tenir compte. A présent, il prend toute la place.
L'agonie de l'animal, du chien Karénine, est alors pour l'auteur un prétexte pour parler de la vraie bonté de l'homme en opposant deux célèbres philosophes.
Descartes d'abord, lui que tout le monde connait notamment pour son célèbre dicton "Je pense donc je suis". Lui aussi qui, et cela est beaucoup moins connu du grand public mais Kundera nous le rappelle, a érigé en loi le fait que l'animal n'est qu'un automate, une "machine animée". Et l'auteur de nous rappeler donc la doctrine cartésienne : "Lorsqu'un animal gémit ce n'est pas une plainte, ce n'est que le grincement d'un mécanisme qui fonctionne mal. Quand la roue d'une charrette grince, ça ne veut pas dire que la charrette a mal, mais qu'elle n'est pas graissée. De la même manière il faut interpréter les plaintes de l'animal et ne pas se lamenter sur le chien qu'on découpe vivant dans un laboratoire."
Nietzsche ensuite, qui sort d'un hôtel à Turin. "Il aperçoit devant lui un cheval et un cocher qui le frappe à coups de fouet. Nietzsche s'approche du cheval, il lui prend l'encolure entre les bras sous les yeux du cocher et il éclate en sanglots".
"Nietzsche était venu demander au cheval pardon pour Descartes".
Pour Kundera, elle est ici la vraie bonté de l'homme. Parvenir à aimer profondément et sans rien attendre en retour, des êtres à notre merci : les animaux. Quel amour est plus pur que celui qui ne peut être intéressé ?
Finalement, pour Kundera, c'est l'amour qui dicte notre vie. C'est lui qui nous pèse, par son incroyable légèreté. Et en même temps, il est indispensable.
La légèreté de l'être est une sorte de mélancolie, insoutenable, mais elle rend heureux.
Et déjà, les presque derniers mots du livre...
"Le bonheur emplissait l'espace de la tristesse".
Un livre essentiel.
