Par Léa Viale, janvier 2009.
C'était un dictateur comme on en a vu beaucoup.
Il avait accroché dans sa chambre des photos agrandies d'Hitler et Mussolini. Quelles idoles !
Il n'avait rien inventé de nouveau. La propagande, le culte de la personnalité, la censure, c'était dépassé ! Pourtant, le monde lui obéissait et n'osait pas se soulever.
Il était petit pour garder les pieds bien sur Terre, bossu pour donner l'impression qu'il se penchait sur les problèmes et difforme pour paraître plus souple. C'était comme si son physique avait été étudié spécialement pour sa carrière de dictateur. Et il en était très heureux.
Il "dictatait" comme tous les précédents : que d'allocutions télévisées durant lesquelles il lisait des discours écrits par des conseillers ; que de photographies avec des enfants à l'air heureux ! Travail de longue haleine pour le photographe qui devait attendre que l'enfant se plie à la règle et cesse de pleurer en voyant le dictateur.
Notre héros se satisfaisait bien de cette situation.
Toutefois, il arriva un jour au Palais, un jeune homme intendant d'un royaume voisin. Il était spécialiste des langues étrangères expliqua t'il, et il devait parler au dictateur d'une affaire de la plus haute importance.
Cette dernière phrase parut enorgueillir le chef de l'Etat, qui se sentait grandir chaque fois que l'on faisait appel à lui. Mais il ne prenait quelques centimètres que parce qu'il mettait des talonnettes, fort de sa supériorité.
- "Monseigneur, commença l'intendant, je suis ici pour vous parler du verbe que vous avez inventé : dictater."
Cette invention, c'était la plus grande fierté du dictateur. Remarquez qu'il faisait preuve d'une imagination débordante !
Aussi montra t'il son plus beau sourire à l'intendant. Ses dents brillaient de mille feux ! Toutes en or... Ne dit-on pas, pensait-il, que la richesse de quelqu'un est intérieure et non pas extérieure ? "Et puis ça apporte de la valeur aux mots qui sortent de ma bouche".
- "Tout à fait Monsieur, je vous en prie, parlez.
- Et bien voilà... Mon peuple et moi-même nous interrogeons beaucoup sur ce nouveau verbe. Et notamment sur le fait suivant : est-ce un verbe pronominal ?
Le dictateur parut réfléchir un instant. Il fronça les sourcils. "Pronominal ?" se dit-il intérieurement.
- Qu'entendez-vous par là Monsieur ?
- Et bien je veux dire, peut-on dire : "je me dictate, tu te dictates, il se dictate, nous nous dictatons, etc." ?
Et il sourit à la pensée que le dictateur, qui avait la prétention d'inventer de nouveaux mots, ignorait ce que signifiait "pronominal". Le dictateur lu dans les pensées du jeune homme.
- Ne vous méprenez pas cher Monsieur, j'avais déjà songé à la question ! Et bien je vais vous dire, oui et non ! Disons que le sujet du verbe dictater est forcément moi-même, puisque personne ne peut dictater à ma place.
A ce propos, vous me faites penser qu'il faudra que le sujet change d'appellation. Et oui, si le sujet de ce verbe ne peut être que moi-même, cela signifie que je suis sujet ! Or, c'est invraisemblable ! Je ne suis le sujet de personne, pas même d'un verbe !
Enfin, passons, donc oui il n'y a que moi qui puisse être le... hum disons sujet pour le moment, de ce verbe. Quant aux pronoms, ce sont ceux habituels puisque je peux dictater tout le monde ! Je te dictate, je le dictate, je vous dictate..."
Le dictateur n'avait pas l'habitude de parler aussi longtemps. Et surtout de s'expliquer avec tant de précisions ! En effet, le peuple se laisse facilement prendre aux grandes phrases, fortes, qui ne veulent rien dire, mais qui déchainent les passions !
Le dictateur donna donc congé à son invité et rentra dans ses appartements, très content de lui-même, comme d'habitude. Comme de coutume, il se regarda longuement dans le miroir avant d'éteindre les lumières.
"Je les dictate tous" dit-il à haute voix en regardant sa bosse. Il regarda autour de lui... "Toi, je te dictate" en regardant le fauteuil, "toi aussi !" en regardant la table, "et toi cesse de sourire, tu es dans le même sac !" en regardant une lampe.
Ses yeux avaient fait le tour de la pièce. Il regarda à nouveau devant lui. "Toi aussi petit insolent je te dictate !", hurla t'il.
Il pensait parler au miroir, mais il ne vit que son reflet.
Il se regarda droit dans les yeux. se dictatait-il lui-même ? Bien sûr, puisqu'il dictatait tout le monde. Pourtant, personne n'avait le droit de le dictater lui !
Lui et son reflet se regardèrent, gardant chacun un profond silence. La haine se lisait aisément dans leurs quatre yeux. Qui aurait le dessus ? Qui dictaterait l'autre ?
Le lendemain matin, lorsque les serviteurs entrèrent dans la chambre à l'heure habituelle, un étrange spectacle s'offrit à leurs yeux : face au miroir brisé, le dictateur gisait mort dans un bain de sang, un bout de verre dans la carotide.
Il est là le problème de nos dictateurs : avant de chercher à dominer les autres, ils devraient peut-être apprendre à se dominer eux-mêmes.
Dominer est un verbe pronominal, valable pour chacun d'entre nous.