Irma Afnani
Jul 24, 2018
Discussion
Il a passé quatre jours dans sa tanière. Dans la plus grande solitude de sa tanière. Pas une fois, la lumière du soleil n’a touché sa peau. Pour renouveler un peu l’air moite de l’été, il a ouvert la porte. Il est sorti suffisamment pour tendre le bras jusqu’au jardin voisin et y dérober trois tomates qu’il a mangé sans les laver. L’animal dont on parle est comme fasciné. Son regard, il ne peut le détourner du petit rectangle lumineux qu’il tient au bout du bras et qui soulage ses jambes d’avoir à le porter dans l’existence. Il ne se tient plus. Avachi sur un canapé, il mange mal, oublie de boire, et ses pets sentent particulièrement mauvais. C’est l’envie d’en voir d’autres que lui qui lui a fait quitter la tanière. Pourtant, plutôt que d’orienter sa marche vers les lieux de socialisation voisins, il opte pour un sentier encore inexploré. Une ligne droite. Sans fin. Sans inflexion. Toute tracée sans qu’on puisse deviner l’arrivée. Un sentier. Le sentier est parcouru de limaces qui glissent la masse de leur corps sur une bave qui blanchit un peu la pierre. Le mammifère qui parcourt le sentier s’arrête parfois et observe les limaces, il tente de voir l’existence des limaces. Celle-ci est étonnamment bleuâtre, celle-là grosse et marron comme l’étron de ce matin. L’existence des limaces ne perturbe pas le paysage, ni les rares cyclistes sans doute qui les écrasent en croyant rouler sur des feuilles mortes. Il n’y a personne, ni bruit des civilisés. Un chien errant, mangerait-il, goûterait-il une limace ? La croquerait-il ? D’abord imperceptiblement, une atmosphère s’installe au cœur du mammifère noir et solitaire (le sentiment qu’on dit océanique) à la vue de ce champ de limaces, inconscientes du cours du monde. Elles ont fait de leur conduit gastrique un pied : gastéropode. Il ne se souvient plus quand la nuit est tombée. La lune a maintenant disparu derrière la colline là-bas. Il entend son propre pas sur le gravier. Il croit entendre la rumeur sourde des limaces en armées confuses. Dans la tanière et chaque nuit, quatre à cinq limaces traversent le salon dans une direction chaque fois différentes, chaque fois vers deux heures du matin, bien avant la promesse du petit jour qui assommera le noctambule enfermé, bien avant les menaçantes matines au clocher du village. Il est si loin du temps citadin. cIl ne se souvient pas quand, il a perdu le pourquoi et l’évidence qui habillait ce pourquoi, mais il l’a fait : le mammifère marchant au pas sur le sentier encore infini s’est peu à peu recouvert de limaces. D’abord, il en a posé sur ses bras, puis son cou, dans sa chemise. Il ne veut pas affronter l’absurdité qui lui apparaît désormais confondante. Une discrète jubilation l’habite, celle d’avoir commis un interdit que jamais personne ne lui avait formulé. Et si on le trouvait, comme ça, véhicule bipède d’un bataillon de limaces ? Alors, le corps vertébré de l’humain arrête sa marche, et laisse son poids le descendre au sol. Il n’a plus de batterie, ni de réseau d’ailleurs. Il se trouve là, posé au sol. On ne sait pas s’il a froid. On ne peut pas dire si son immobilité est absolue. Son corps inerte n’est-il pas animé d’un si léger mouvement de glissement le long du sentier du monde qu’il faudra dix ans pour en attester le déplacement ? Et son esprit engourdit par ce glissement théorique rentre petit à petit sa tête, rentre sa tête de petit esprit au-dedans de la coquille de son encéphale. Le petit esprit rétrécit et disparaît presque. Comme le pénis dans le froid qui retrouve sa taille et sa mollesse après qu’il s’est dressé dans le monde. Comme la pointe rétractable du stylo avec lequel j'ai fini d'écrire.
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